Maria-Ying Durand, Science et conscience chez Gilbert Durand : théorie durandienne de l’imaginaire 1


Résumé du mémoire de Master 2 Histoire de la Philosophie

de Maria-Ying Durand dirigé par M.Bruno Pinchard

Science et conscience chez G.Durand : théorie durandienne de l’imaginaire

« Plus que jamais nous ressentons qu’une science sans conscience, c’est-à-dire sans affirmation mythique d’une Espérance marquerait le déclin définitif de nos civilisations. »

Gilbert Durand, L’imagination symbolique, p.130

Ce mémoire de recherche vise à rendre compte de la théorie de Gilbert Durand sur l’imaginaire. Plus précisément, il porte sur les enjeux exposés dans le recueil d’ouvrages intitulé La sortie du XXe siècle. En effet, G.Durand avait proposé une systématisation de l’imaginaire dans Les structures anthropologiques de l’imaginaire, héritant à la fois de la notion d’archétype de C.G.Jung, de l’herméneutique de P.Ricoeur et du structuralisme de C.Lévi-Strauss. Cet ouvrage majeur présentait également des innovations dans les domaines de l’épistémologie des sciences biologiques, de la linguistique ou encore de l’histoire. Dans les ouvrages ultérieurs à celui-ci, il s’agit pour G.Durand de détailler et d’approfondir son anthropologie culturelle. La sortie du XXe siècle, édité sous la direction de M.Maffesoli, en regroupe quatre : Introduction à la mythodologie qui introduit les concepts de bassin sémantique et de topique socioculturelle, Figures mythiques et visages de l’oeuvre qui expose la méthodologie du mythicien c’est-à-dire la mythocritique et la mythanalyse, L’âme tigrée où il oeuvre à montrer la complémentarité des deux versants de la psyché et Un comte sous l’acacia qui offre une étude de la pensée de Joseph de Maistre et de l’influence de la franc-maçonnerie sur ce dernier. L’imagination est la faculté par laquelle nous associons des idées en des possibilités infinies, sans la tutelle de la raison. Par exemple, le griffon est le résultat du mélange des qualités de l’aigle et du lion, symbolisant respectivement l’intelligence et la force. Sartre distinguait dans LImaginaire cette faculté de la perception ou de la mémoire. L’imagination est grandement liée à notre pouvoir de création et semble être à l’opposé de la raison mais ne signifie pas nécessairement son absence. En effet, l’imagination peut servir la raison en lui donnant la possibilité de confronter des problèmes de façon créative ou en fournissant à l’esprit l’impulsion nécessaire pour se mettre au travail. Les histoires de dragons, de fantômes, de géants ou d’autres créatures fantastiques sont présentes dans tous les folklores depuis l’Antiquité et les mythes semblent même être plus anciens que la philosophie elle-même. Si l’imagination doit être régulée par la raison, l’opposé est également vrai. Un monde iconoclaste et rationalisé peut avoir besoin d’être réenchanté.

            L’imagination renvoie à la faculté subjective de former des images, tandis que la notion d’imaginaire signifie un ensemble plus vaste et commun à un groupe voire à l’humanité toute entière. On trouve en effet chez C.G.Jung la notion d’inconscient collectif qui témoigne d’un fondement universel de chaque conscience individuelle, et qui serait le lieu d’origine des archétypes. L’archétype désigne la manifestation de la structure profonde du psychisme que constitue cet inconscient collectif. Cela n’est pas sans rappeler la théorie platonicienne des Idées, G.Durand étant justement proche d’Henry Corbin, spécialiste du néo-platonisme d’Avicenne qui formule la notion de mundus imaginalis désignant une médiation entre le monde des formes et le monde matériel. Cette dimension collective et englobante de l’imagination est donc ce que l’on appelle l’imaginaire. Cela s’observe à différentes échelles, comme par exemple avec les épopées classiques telles que l’Odyssée ou le Mahabharata connues dans des multitudes de pays, mais on observe aussi des mythes ou des symboles qui sont seulement spécifiques à certains folklores. Certaines figures sont également communes aux contes folkloriques de toutes origines, comme celle de l’Ombre, c’est-à-dire du mal inhérent à l’humanité, ou bien celle de la Grande Mère, d’ailleurs analysée par Durand comme « retour aux sources originelles du bonheur »[1]. Hors du carcan de la raison avec ses règles et principes, l’imagination n’a pas peur de l’absurde et peut associer des réalités concrètes ou abstraites afin de créer une nouvelle forme ou un nouveau concept qui peut échapper à la soumission au principe de non-contradiction. Sa capacité d’échapper aux limites de notre entendement en fait pour Descartes la source de l’erreur et de la fausseté. Elle n’est pour ce dernier capable de ne produire que de vulgaires « illusions agréables »[2]. Mais pour Gilbert Durand, cette force de création est au contraire vitale, instaurative du génie des cultures humaines, et on peut en retracer les structures. G.Durand décide d’étudier la « constellation d’images »[3] constituée par ces archétypes ou images primordiales (Urbilder) en proposant une systématisation de leurs structures fondamentales.

            Néanmoins, il souhaite se distancier du structuralisme car bien qu’il conserve l’intention holiste de Lévi-Strauss, pour qui la partie ne peut suffire à expliquer le tout, l’imaginaire échappe aux formalisations trop rigides. Durand cherche à rendre compte du dynamisme propre à l’imaginaire, tel qu’il s’active dans la conscience ce qui implique de refuser la réduction phénoménologique ainsi que les tentatives d’étude de l’imaginaire et de l'imagination proposées par Sartre. Gilbert Durand s’inspire également de l’herméneutique de Ricoeur puisqu’il s’agit ici aussi d’interpréter les symboles afin de déchiffrer le sens caché dans les apparences. Le sens doit avoir la priorité sur le simple aspect linguistique de la communication. Mais contrairement à Ricoeur qui donne une importance primordiale à l’histoire, Durand défend l’idée suivant laquelle les mythes déterminent l’histoire et non pas l’inverse. Il conçoit ainsi qu’une science de l’homme doit aussi être science du symbole. Nous entendons répondre aux trois questions suivantes : 1) Si l’imaginaire est universel, comment produire un savoir sur cette faculté pourtant bien distincte de la raison ? 2) Comment l’imaginaire fonctionne-t-il au sein d’une société ? Quel est par exemple le mythe dominant de notre époque ? Et enfin 3) Une alliance est-elle possible entre raison et imaginaire, les deux puissances de la psyché ? Pour répondre à ces questions, il s’agit de se pencher dans un premier temps sur les structures et les deux régimes de l’imaginaire selon G.Durand, sur les notions de mythes et de symboles et sur le caractère double de la psyché humaine. Dans un deuxième temps, il nous faut étudier les implications pratiques de cette base théorique et nous interroger sur le rapport entre l’imaginaire et la science d’aujourd’hui.

            Les structures anthropologiques de l’imaginaire composées par Durand peuvent être rapprochées de la notion de métalangage de Lévi-Strauss : il s’agit du dénominateur commun à toutes les langues, permettant la possibilité de la traduction. Mais le projet d’une science portant sur ce métalangage, ou sur l’inconscient collectif jungien, court le risque de manquer l’essentiel qui se trouve ici du côté de la subjectivité, bien qu’il s’agisse de la subjectivité individuelle et collective à la fois. Ainsi, Durand propose trois structures et une bipartition entre deux régimes de l’imaginaire. Il oppose un contenu diurne à des contenus nocturnes, rappelant notamment la séparation jungienne entre les fonctions de l’extraversion, relative à la sociabilité de la journée, à l’activité, à la lumière, et de l’introversion qui renvoie au repos nocturne, à la passivité et à l’obscurité. Cette opposition entre diurne et nocturne peut également faire écho au couple nietzschéen de l’apollinien et du dionysiaque. Mais le système de Durand est bien plus complexe qu’une simple bipartition puisque  trois structures sont associées à ces deux régimes. Le régime diurne correspond à une structure qu’il appelle schizomorphe, c’est-à-dire séparatrice, où il classe notamment l’attitude positiviste de ségrégation envers le mythique et le primitif, attitude fixiste accompagnée d’une grande constance du jugement. Quant au régime nocturne, il correspond à deux structures. La première est la structure mystique. Lorsque G.Durand emploie ce terme de « mystique », il a justement en tête la définition qu’en donnait Lévy-Bruhl, basée sur son observation erronée de la tribu des Bororos du Brésil s’identifiant à des perroquets araras. La structure mystique implique l’idée de fusion, d’avalement, comme dans le mythe de Jonas, et d’emboîtement. C’est le règne des principes d’analogie et de similitude. La seconde structure du régime nocturne est la structure synthétique: il s’agit de la coincidentia oppositorum des alchimistes dans laquelle les notions de temps et de causalité jouent grandement. En effet, cette structure inclut une action, un drame et Durand l’appelle d’ailleurs parfois la structure dramatique. Les antagonismes s’y trouvent réunis de manière diachronique et non-linéaire. Par ailleurs, Durand explique que « le sceptre-bâton, le glaive, la coupe et la roue-denier constituent les points cardinaux de l’espace archétypologique »[4]. Il associe en effet le symbole de l’épée ou du bâton à la structure schizomorphe aussi appelée parfois héroïque, la coupe à la structure mystique et la roue à la structure synthétique. On note que G.Durand propose aussi une seconde manière de classer ces trois structures, différentes de la bipartition entre les deux régimes : la distinction logique entre hétérogénéité et homogénéité[5]. La structure diurne est toujours homogénéisant car elle possède un fort taux de transfert psychanalytique c’est-à-dire de projection de nos propres sentiments, et c’est aussi le cas de la structure mystique qui par son obsession de l’unité totale finit par appauvrir son contenu. La seule structure proprement hétérogénéisante est donc la structure synthétique étant donné qu’elle conserve l’unité et l’altérité, sans réduire à l’une ou l’autre son contenu. 

            De plus,  il nous faut distinguer le symbole du simple signe ou du signal, car chez G.Durand, l’alliance du signifiant et du signifié renvoie à un troisième terme impossible à percevoir sans cet outillage symbolique. Cela nous rappelle également ce que l’on trouve chez Jung, comme l’explique Sonu Shamdasani dans l’introduction du Livre Rouge à propos du psychanalyste : « Il comprend que, jusque-là, il a été au service de l’esprit de son temps, caractérisé par l’utile et le monnayable. Or il existe, par delà, un esprit des profondeurs lequel mène aux choses de l’âme. »[6] Les animaux peuvent associer un signe à une signification concrète, comme par exemple le chien de Pavlov qui se met à saliver en entendant le signal sonore qu’il a l’habitude d’entendre lorsque la nourriture lui est distribuée, et qui anticipe la situation. Le symbole fait plus que cela. Durand lui compte trois dimensions dont la première est celle du geste, ou plutôt du « schème » c’est-à-dire l’actualisation effective de ce geste. Avant même l’apprentissage du langage, nous utilisons le verbe par l’action corporelle. Ensuite vient le niveau qualitatif : celui des archétypes, c’est-à-dire des images d’objets tels que la lune, le soleil ou bien des qualités comme le chaud ou le froid. La troisième dimension symbolique est celle de la culture, des représentations communes à une époque avec ses circonstances singulières. C’est donc en trois dimensions que les symboles se manifestent dans les mythes ou l’art. Contrairement au simple échange linguistique, où les phrases et les mots sont considérés comme étant porteurs de la totalité du sens selon le postulat erroné de « l’échange hypostasié »[7], la symbolique permet de rendre compte de tensions contraires dont il est difficile voire impossible de rendre compte autrement. Il s’agit donc de remettre à l’honneur l’étude de ce monde intérieur dont les mythes nous offrent une peinture véridique. Pour G.Durand, les théogonies nous montrent les ultimes symboles de l’humanité. Les récits mythiques anciens comme modernes reflètent les affrontements inhérents à notre monde intérieur. Ces symboles profonds sont justement des antagonismes indépassables, comme par exemple l’opposition entre Seth et Osiris, entre Abel et Caïn ou celle entre Apollon et Dionysos. Le mythe conditionne l’histoire et non l’inverse, et fonde et reflète par là notre monde intérieur. La mythologie est une métahistoire : elle nous éclaire a posteriori sur les symboles. Dès lors, puisqu’il fait subsister le symbole et qu’il module l’air du temps, le mythe constitue la dynamique du symbole.

            Par ailleurs, il s’agit pour Durand d’appliquer ce principe synthétique de la coincidentia oppositorum à l’étude de la psyché humaine. En effet, Jung théorise la séparation dans l’âme humaine entre l’animus, masculin et rationnel et l’anima, féminine et mystique. La psyché est double pour Durand aussi mais il s’agit de la prendre dans sa totalité, sans pour autant résorber les thèses originaires dans une dialectique au sens hégélien. La synthèse qui aboutit sur un monisme final revient forcément à valoriser l’un des deux termes pour Durand, ce qui va à l’encontre de son idéal de « polythéisme des valeurs »[8]. L’auteur qui a annoncé cette alliance entre les deux moitiés de la psyché au XXe siècle est Gaston Bachelard. En effet, il étudie l’imagination matérielle dans le versant poétique de son oeuvre, et propose à côté une épistémologie qui considère l’histoire des sciences comme une ouverture progressive des théories passées. Les rêveries inconscientes qui touchent aux éléments matériels constituent des obstacles épistémologiques pour l’objectivité scientifique. Néanmoins, ces deux moitiés de son oeuvre sont complémentaires: la rigueur du scientifique doit être contrebalancée par le retour à l’enfance presque hiérophanique et eschatologique que permet le facteur symbolique. Chez Bachelard, la science et la poétique sont deux chemins contraires auxquels il faut donner une place séparément, cependant, chez Durand le scientifique et le poète doivent bel et bien oeuvrer ensemble dans une démarche transdisciplinaire afin de pouvoir rendre proprement compte de la complexité du monde. L’anima est comparée par Durand à un ange régulateur et maternel, qui sert de limite à l’animus, le clair et distinct de la science, ou le pôle masculin. Une fois l’importance de la poésie montrée, nous étudions le mythe de la réintégration chez Maistre ainsi que dans le martinésisme et la franc-maçonnerie. La figure de Maistre ainsi que les contrastes de l’initiation maçonnique sont des exemples éclatants de la dualité de la psyché. D’autre part, le projet théorique de G.Durand culminait dans les Structures anthropologiques de l’imaginaire avec la constitution d’une « fantastique transcendantale », inspiré par la pensée de Novalis pour qui le domaine du poétique relève de la réalité absolue. Il cherche à montrer l’universalité et la transcendantalité de l’imaginaire et sa primauté par rapport à la raison.

            En ce qui concerne l’application pratique de sa théorie, Durand introduit un certain nombre d’instruments du « mythicien » afin d’étudier le mythe dominant d’une société donnée. À la suite de Bachelard et de son Nouvel esprit scientifique, mais aussi d’une première réhabilitation de l’imaginaire dans le versant poétique de l’oeuvre de ce dernier, Gilbert Durand poursuit la tâche de réconcilier la science et la culture. Il entend réhabiliter le rôle de l’imaginaire, en montrant qu’il sert de fondement à la pensée et n’est pas simplement l’absence ou les vacances de la raison. En effet, on peut distinguer l’imagination d’un individu singulier d’un imaginaire universel commun à tous. Ce dernier nous renvoie aux notions d’inconscient collectif jungien ou d’imaginal d’Henry Corbin. La première sert Durand lorsqu’il s’agit de repérer les mythes à l’oeuvre dans une société, qui suivent une dynamique possédant différentes phases qu’il qualifie de « bassin sémantique » selon une métaphore potamologique. Le mythe suit le même destin qu’un fleuve : il commence par ruisseler timidement, puis ses eaux se partagent et confluent à nouveau lorsque l’une des section gagne en puissance, le fleuve peut alors être nommé et ses rives aménagées, jusqu’à l’épuisement de ses deltas dans la mer. De même, le mythe se forge à partir de résurgences timides du passé, de querelles à la suite desquelles on voit un courant triompher et enfin il se constitue autour du nom d’une personne qui incarne typiquement l’esprit de son temps. Ensuite, le mythe est aménagé et prend la forme de doctrine grâce aux philosophes tard-venus, avant de s’affaiblir et de finir par se diluer dans l’océan mythique primordial. G.Durand insiste sur le fait que ce cycle s’effectue lentement dans le temps : sa transmission se fait au maximum sur trois générations, prolongée par le temps d’institutionnalisation pédagogique. Un bassin sémantique ne meurt jamais, mais sa pérennité n’empêche pas pour autant ses transformations heuristiques qui sont impossibles à prévoir. De même, on ne peut prévoir quels seront les prochains mythes qui domineront une société. Le fonctionnement des mythes s’apparente en cela à celui d’une éclipse, qui apparaît puis disparaît au fil du temps de façon cyclique.

            Outre cela, Durand introduit la notion de topique socioculturelle qui est un modèle schématique servant à expliquer la coexistence de plusieurs mythes à chaque époque. Ce concept complète celui de bassin sémantique en permettant de focaliser la recherche sur une période plus courte, réduite à une seule génération. Le passage d’un mythe du niveau fondateur au niveau rationnel s’effectue grâce au « theatrum societatis »[9] qui octroie aux individus des rôles positifs et des rôles négatifs dont la nature varie selon les époques. En effet, ces rôles peuvent s’inverser, c’est même fréquemment le cas : le clergé et la royauté peuvent être à un moment considérés comme des rôles positifs par l’idéologie en place, et le siècle suivant devenir les personnages marginalisés d’une même société. Le pluralisme au sein de la société accompagne le pluralisme des mythes : c’est pourquoi le mythe du nazisme, c’est-à-dire le mythe de la pureté de la race et de la haine des Juifs, est dysfonctionnel puisque Durand montre que ce seul mythe dominant a refoulé tout antagonisme possible. La topique du système social ne peut donc pas bien se former dans une société totalitaire. Nietzsche expliquait d’ailleurs la grandeur du peuple grec par l’équilibre entre le dionysiaque et l’apollinien. En effet, deux mythes doivent diriger la société. Le second sens de l’imaginaire, celui d’imaginal, plus numineux est également cher à Durand, selon lui il y a bien une source originelle et transcendante aux mythes que nous trouvons dans la société, un « ailleurs » qui forge les phénomènes, ce que Corbin nomme le mundus imaginalis. Or à partir du moment où les mythes deviennent conscients, ils perdent déjà de leur mystère et se rationalisent petit à petit pour devenir les idéologies d’une époque. C’est pourquoi il est important que les rôles négatifs et marginaux véhiculent leur propre mythe, puisque c’est là que se joue la véritable manifestation des Urbilder, c’est-à-dire des archétypes. Une fois rationalisé et devenu partie intégrante de la société en place, le mythe se démythologise, il perd de son pouvoir mythifiant. Ce cycle se répète à la génération suivante. Ainsi, l’analyse littéraire des mythes, que Durand appelle la mythocritique, mène à la mythanalyse c’est-à-dire l’analyse du mythe dans la société. L’esthétique ne peut donc plus être séparée de l’éthique ou de l’analyse socio-historique.

            Par exemple, le mythe dominant du XIXe siècle fut pour G.Durand celui de Prométhée, le Titan qui a dérobé le feu aux dieux de l’Olympe pour le donner aux hommes, leur permettant par là de dépasser leur condition en obtenant l’accès à une connaissance appartenant aux dieux. En cela, il est un allié de l’hubris humaine qui transgresse par prétention l’interdit de souhaiter devenir l’égal des dieux. Le risque que constitue le désir de repousser toujours plus loin l’exploration ou la connaissance est également mis en scène dans le mythe d’Icare, aux ailes brûlées pour avoir volé trop près du soleil. Bachelard parle d’un « complexe de Prométhée » qui consiste à braver l’interdiction sociale autour du danger du feu, et à désirer « savoir autant que nos pères, plus que nos pères »[10] et que nos maîtres. Ainsi, les rôles positifs dominants de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle sont du côté des conquêtes de 14-18, de l’architecture de Eiffel, du vaccin de Pasteur et des romans de Jules Vernes. Étaient valorisées les figures de l’inventeur, de l’instituteur, du colon et du poilu. En face, les figures marginales et moquées étaient celles de l’artiste maudit, « voyant » mais fou, du dandy décadent (Huysmans), de l’anarchiste (Bakounine), de l’oriental, du mystique ou encore de la femme émancipée (Louise Michel). La société d’alors était donc en tension entre l’idéologie de conquête prométhéenne et de possession du monde et son antagoniste qui est la sensibilité artistique voire mystique tournée vers le multiple et l’infini. En effet, le motif de la rédemption prométhéenne du positivisme et la promesse de progrès scientifique qui l’accompagne refoulent l’aspect sombre et dionysiaque pourtant inhérent à l’être humain. Cela explique le décadentisme de la fin du XIXe siècle qui constitue un retour forcé au chaos dionysiaque. Au contraire, le XXe siècle marque pour G.Durand le retour du mythe d’Hermès, bien que survivent encore l’esprit scientiste, positiviste et prométhéen de dissection des données et l’effusion dionysiaque des mass medias et des cultes de la personnalité. Le retour du mythe et de la question du sens dans le domaine du savoir au XXe siècle avec Bachelard, Jung ou le cercle d’Eranos reflète cet esprit hermétique. Le mythe d’Hermès admet donc une éthique du pluralisme, à la différence du mythe diurne de Prométhée. Il se distingue aussi de l’hubris déchaînée du dionysiaque, violent et contradictoire. Hermès est une figure de la conciliation entre des voies opposées, de l’alliance entre microcosme et macrocosme et entre l’homme et la nature.

            De surcroît, s’il critique le positivisme et le scientisme, G.Durand ne nie pas l’importance de la science et de la raison pour autant, son but ultime étant une alliance des deux faces de la psyché sans effacer leurs spécificités. D’ailleurs, la nouvelle physique va justement dans le sens d’une ouverture de la science vers les pensées mythiques. Schrödinger éprouvait par exemple une fascination pour l’hindouisme, de même que N.Bohr pour le taoïsme. Effectivement, les découvertes de la physique quantique poussent la science à sortir du carcan de la causalité mécanique. Tandis que le positivisme proposait une sorte de sécularisation des trois âges du monde de Joachim de Flore, apportant le salut sur terre par le progrès, la physique moderne est bien plus fondée dans sa quête de l’objectivité lorsqu’elle entend, comme Bachelard le préconisait, ouvrir le concept de rationalité et laisser une place aux sciences humaines afin de prendre en compte l’ailleurs symbolique, cette hermetica ratio. En découvrant des notions comme celle de non-séparabilité ou de symétrie du temps, la science moderne a redécouvert l’ailleurs dont parlent les mythes les plus archaïques. Cette révolution épistémologique rejoint le projet du Nouvel Esprit Scientifique qui rend compte de ces bouleversements et conteste le consensus d’une raison paresseuse. Ce qu’annoncent ces évènements, et que souhaite G.Durand, c’est l’union des sciences dures et des Geisteswissenschaften. Ainsi, il prône ce qu’il appelle « l’esprit de Cordoue »[11], en référence au Colloque de Cordoue, suivant lequel ces deux branches du savoir communiquent entre elles. La dimension du sens, dont les deux facettes sont les phénomènes psychiques individuels et l’unus mundus, doit être revalorisée après avoir été occultée par le positivisme car un tel iconoclasme aboutit sur le dualisme d’une conscience malheureuse. Le remède que Durand propose pour combattre ce mal du siècle, c’est l’union pluridisciplinaire de l’étude du monde extérieur et de celle du monde intérieur, l’alliance du comment et du pourquoi, afin de redonner sens au monde.

            Pour conclure, G.Durand reprend dans L’âme tigrée[12] la formule de Rabelais mettant en garde contre une science sans conscience, qui fait écrire par Gargantua l’adage de Salomon : « Sapience n’entre point en âme malivole, et science sans conscience n’est que ruine de l’âme »[13]. L’oeuvre de Durand, dont la devise pourrait être « Place aux images ordonnées des poètes contre les idoles de la Raison ! »[14], réalise la synthèse des travaux de Bachelard, Jung, Eliade et Corbin pour réaliser une « philosophie du non » face aux excès du positivisme et du scientisme. Il remarque l’engagement de la science moderne sur ce chemin de retour vers les anciens mythes, comme l’hermétisme, l’alchimie, l’hindouisme ou le taoïsme, et encourage ce mouvement. Dans La Table d’émeraude d’Hermès Trismégiste, on peut lire la maxime « quod est inferius est sicut quod est superius; et quod est superius est sicut quod est inferius, ad perpetranda miracula rei unius ». Cette idée selon laquelle ce qui est en bas correspond à ce qui est en haut et inversement, « pour faire les miracles d'une seule chose », est proche de l’idée d’intrication quantique où deux particules présentant le même état quantique peuvent être séparés par de grandes distances, formant un système unique et contredisant par là le principe de localité suivant lequel deux objets distants ne peuvent pas s’influencer mutuellement. D.Bohm et B.Hiley expliquent qu’« Au début du développement de la science, il y eut un long combat pour se libérer de ce qui pourrait bien avoir été perçu comme des superstitions primitives et des notions magiques, où la non-localité était clairement une notion-clé. »[15] Ces découvertes de la nouvelle physique remettent largement en cause les vieux principes, et présentent au contraire des similarités étonnantes avec les anciens mythes. G.Durand entend ramener à l’honneur cette conscience trop souvent refoulée par la science,  et il affirme en paraphrasant la sentence rabelaisienne que: « Le malheur de la conscience moderne, ce n’est ni plus ni moins que le constat de néantisation des espérances subjectives, individuelles comme collectives. La conscience agonise faute d’une terre réelle où elle puisse croître, croire et embellir. Et une science sans conscience est bien ce suicide de l’être singulier dissous dans l’objectivité, aliéné à toute différence et ne possédant plus de terroir où enraciner et concrétiser ses intimes espérances. »[16]. Il s’agit de revaloriser l’imaginaire, qui est autant une représentation du réel que les sciences. Ces dernières modélisent tout autant la réalité, et G.Durand critique leur prétention à l’absolue objectivité et à la supériorité sur les sciences humaines. Ce sont deux tentatives complémentaires de porter un regard sur le monde, correspondant aux deux moitiés de la psyché humaine. 

Bibliographie

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[1] G.Durand, Les structures anthropologiques de limaginaire, Paris, Dunod, 11ème édition, 1993 (1re éd.1960), p.256. Voir également « Préface » de Jean-Jacques Wunenburger à la 12ème édition de Les structures anthropologiques de limaginaire, Paris, Dunod, 2016, qui présente un bilan récent de l’évolution de la pensée de G. Durand.

[2] Descartes, Méditations métaphysiques, Paris, GF Flammarion, 2009 (1èr ed. 1641), p.90

[3] G.Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, op.cit. p.65

[4] G.Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, op.cit., p.137

[5] G.Durand, La sortie du XXe siècle, Paris, CNRS éditions, 2010, p.547

[6] C.G.Jung, Le livre rouge, Paris, L’Iconoclaste / La Compagnie du Livre Rouge, 2011, p.207

[7] G.Durand, La sortie du XXe siècle, op.cit. p.221

[8] Expression qu’il emprunte à M.Weber, Le savant et le politique, Paris, Union Générale d’Éditions, 1963 (conférences de 1917 et 1919)

[9] G.Durand, La sortie du XXe siècle, op.cit. p.119

[10] G.Bachelard, La psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1949 (1re éd. 1938), p.30

[11] G.Durand, La sortie du XXe siècle, op.cit. p.49 (Michel Cazenave organise le colloque de Cordoue en 1979 autour du thème « Science et conscience », dans le but d’essayer « d'explorer les voies par lesquelles, un jour peut-être, l'homme pourrait se réconcilier avec lui-même, réunir dans une grande gerbe la puissance de sa raison et la profondeur de son âme », La science et l'âme du monde, Paris, Albin Michel, 1996)

[12] G.Durand, La sortie du XXe siècle, op.cit. p.511

[13] Rabelais, Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1994, Pantagruel, chapitre VIII, p. 245

[14] G.Durand, La sortie du XXe siècle, op.cit., p.292

[15] B.J.Hiley et D.Bohm, The undivided universe: an ontological interpretation of quantum theory, New York, Routledge, 1993, p.157-158

[16] G.Durand, La sortie du XXè siècle, op.cit., p.513-514


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